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Avant-propos
Il y a maintenant une vingtaine d’années, nous nous efforcions de rédiger un ouvrage encore inachevé sur le Désir de la Femme; une énigme qui le restera. À cette même époque, nous entreprîmes un voyage d’agrément à Berlin qui nous conduisit, de façon hasardeuse, au Château de Charlottenbourg. C’est à ce moment-là que nous rencontrâmes pour la première fois Watteau et son Enseigne de Gersaint. Nous n’avons pas vu ou ressenti immédiatement la « beauté sensible » qui se révélera à nous bien plus tard. Ce que nous percevions, en première intention, était d’abord un discours, un discours sur la Femme, un discours sur son Désir ou plutôt sur un désir qui n’est pas là où l’on croit. De façon déconcertante, la peinture de cet inconnu disait « quelque chose » que notre expérience, nos lectures et nos réflexions ne nous avaient toujours pas appris. De retour à Paris, nous voulûmes en savoir plus. Depuis, il n’y eu quasiment pas un jour sans Watteau. Une certitude aujourd’hui, le Désir de la Femme a envahi tout l’œuvre du peintre. C’est l’objet principal de notre étude.
Cela a fréquemment été souligné, Watteau est l’un des peintres français sur lequel on a le plus écrit. Mais, au delà des incontournables ouvrages de référence que l’on consulte à chaque instant (Jean de Jullienne et les graveurs de Watteau de Dacier, Hérold et Vuaflart; le Catalogue des dessins de Rosenberg et Prat; les Vies anciennes collectées par P. Champion puis par P. Rosenberg), certains travaux ont balisé régulièrement notre recherche. Nous pensons d’abord au catalogue de l’exposition de 1984 (notre premier livre sur Watteau) que l’on ne commente plus tant il fait l’unanimité. Le précieux livre de Guillaume Glorieux sur Gersaint nous est aussi rapidement devenu indispensable pour notre étude sur « L’Enseigne ». Le livre de Christian Michel, « Le Célèbre Watteau », nous a apportés par son approche innovante, un regard critique sur certains à priori; ses analyses sont d’ailleurs à l’origine de plusieurs de nos hypothèses. Enfin, plus nous avancions dans notre investigation, plus les études de Martin Eidelberg, par leur diversité, leur rigueur et leur profondeur, se sont affirmées comme l’une des bases de notre travail. À n’en pas douter, son prometteur Abecedario en cours de réalisation deviendra un, sinon le, catalogue de référence de l’œuvre peint.
Notre recherche sur le désir de la femme chez Watteau est temporairement répartie sur deux essais et quelques articles.
Le premier essai est consacré à l’étude de « L’Enseigne ». Nous avons tenté de montrer comment ce commerce du désir métaphorise les préoccupations qui animent Watteau dans l’ensemble de son œuvre, en particulier durant les dernières années de sa vie. Et comment Watteau y parle probablement de lui.
Le second essai traite des esquives et feintes amoureuses de la femme face aux assauts des audacieux prétendants de la fête galante. Quand Watteau codifie une expression du Désir.
Dans notre article sur « L’Indiscret », nous essaierons d’analyser de quelle façon cette composition fait écho, ou plutôt de quelle façon annonce-t-elle humainement « Nymphe et Satyre » du Louvre. Deux représentations sans lien apparent qui pourraient bien s’inscrire dans un cycle de la transgression et de la jouissance qui habite une partie de l’œuvre de Watteau, et qui pourrait voir une forme de couronnement dans « L’Enseigne ».
Un autre de nos travaux concerne un dessin conservé au British Museum représentant un abbé « encadré » dans la toute proximité d’une nymphe dénudée. On verra que ce dessin, qui semble convoquer les désirs interdits du corps ecclésiastique sur la chair féminine, pourrait avoir souffert d’une forme d’anathème, à la fois dans sa matière, mais aussi dans son commentaire. Un destin bien troublé qui parle de la réception d’une des œuvres de Watteau; peut-être par l’un de ses contemporains, « son ami Caylus ».
Et, pour le dire rapidement:
– Nous tenterons d’apporter un éclairage sur le processus de réalisation de « Acis et Galathé » et « Chasse aux oiseaux ».
– Nous verrons la possibilité d’une datation précise de « Nymphe et satyre ».
– De quelques influences pour la réalisation du « Portrait d’Antoine de La Roque ».
– Une remarque sur la nature des élégantes dans « Alte » et dans certains autres tableaux militaires. La question des « filles de joie » chez Watteau.
– La question de la rivalité masculine dans « L’Accord parfait » et les implications d’un possible contact dissimulé.
Notre « ouvrage » est un essai; une tentative de savoir quel Désir Watteau a donné à sa Femme en ce début du 18e siècle; ou plutôt quel Désir, mais aussi quel Pouvoir, a-t-il découverts chez la Femme que nous voudrions à notre tour connaître. Le choix de cette recherche convoque nécessairement la démarche toujours délicate qui est celle de l’interprétation; de révéler l’intention supposée de l’auteur au moment où il crée. Mais de quelle intention parlons-nous? L’acte de création du peintre, même s’il est consciemment objectivé (pensé) par un but à priori (par exemple: Je décide de représenter une Pietà), est toujours à la merci de désirs en perpétuels mouvements: désirs qui s’opposent, qui s’harmonisent, qui se différencient, etc. Ainsi, c’est tout le processus de création qui « navigue à vue » au gré des insuffisances, des angoisses, des compétences, de la folie de l’artiste. Bref, la réalisation d’une œuvre est soumise à la Loi du Désir qui précisément n’obéit à aucune loi. Alors, à exagérer cette logique, doit-on penser que créer procède d’une succession d’actes manqués qui échapperait définitivement à son créateur? Non, bien sûr; mais nous pensons que l’œuvre « achevée » n’est jamais conforme à l’intention originelle (elle-même impensée puisque impensable dans sa totalité) de son auteur. Ainsi, une infinité d’écarts entre l’œuvre que l’on a originellement cru vouloir et l’œuvre finalement produite viendra dire tout ce qui n’a pas été maîtrisé. Et l’application stricte d’un cahier des charges fixant le « désir » d’un commanditaire n’enrayerait en rien ce processus; au contraire peut-être. Ainsi, dans cette affaire impossible, comment l’interprète (que nous sommes) peut prétendre démêler des significations qui ont déjà échappé en partie à son auteur? Comment interpréter sans prendre le risque de trahir un auteur qui s’est lui même « trahi »? Comment interpréter sans y mettre à son tour sa propre folie? Assurément, l’interprétation d’une œuvre est une herméneutique jonchée de pièges qui ne mènera jamais à la Vérité de son créateur, si tant est qu’elle existe. Montaigne (Essais, III, 13), en son temps, avait déjà prévenu que trop « d’interprétations dissipent la vérité et la rompent ». Alors, n’est-ce pas faire acte de Vanité que de vouloir parler du Désir de l’Autre au risque de son propre Désir? Néanmoins, il y a une vingtaine d’années, Watteau nous a invités à entrer dans « L’Enseigne » pour y découvrir l’énigmatique Désir de la Femme. Nous n’avons pas su y résister…
Il y a quelques années, nous avions posé l’hypothèse de l’influence d’un dessin de Louis de Boullogne le Jeune sur l’une des feuilles préparatoires de « Nymphe et satyre ». Nous avions soumis cette réflexion à certains auteurs que nous ne connaissions qu’à travers leurs travaux. La pertinence et la bienveillance de leurs réponses nous ont encouragés à poursuivre le présent travail. Que Madame Hélène Guicharnaud, Monsieur Louis-Antoine Prat trouvent ici l’expression de toute notre gratitude, et en particulier Monsieur Christian Michel qui nous a aussi fait l’insigne honneur de prendre sur son temps afin de lire une partie des travaux présentés ici.
Gérard MIGLIORE
(2022)